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La femme et la végétation. Espace sacré et renouvellement périodique du Monde

Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, vol. I, Paris 1983, ed. Payot, 51-55

La première, et peut-être la plus importante conséquence de la découverte de l'agriculture, suscite une crise dans les valeurs des chasseurs paléolithiques : les relations d'ordre religieux avec le monde animal sont supplantées par ce qu'on peut appeler te solidarité mystique entre l'homme et la végétation. Si l'os et le sang représentaient jusqu'alors l'essence et la sacralité de la vie, dorénavant ce sont le sperme et le sang qui les incarnent. En outre, la femme et la sacralité féminine sont promues au premier rang. Puisque les femmes ont joué un rôle décisif dans la domestication des plantes, elles deviennent les propriétaires des champs cultivés, ce qui rehausse leur position sociale et crée des institutions caractéristiques, comme, par exemple, la matrilocation, le mari étant obligé d'habiter la maison de son épouse.

La fertilité de la terre est solidaire de la fécondité féminine ; par conséquent, les femmes deviennent responsables de l'abondance des récoltes, car elles connaissent le «mystère» de la création. Il s'agit d'un mystère religieux, parce qu'il gouverne l'origine de la vie, la nourriture et la mort. La glèbe est assimilée à la femme. Plus tard, après la découverte de la charrue, le travail agraire est assimilé à l'acte sexuel (1). Mais pendant des millénaires la Terre-Mère enfantait toute seule, par parthénogénèse. Le souvenir de ce «mystère» survivait encore dans la mythologie olympique (Héra conçoit toute seule et donne naissance à Héphaistos, à Arès) et se laisse déchiffrer dans de nombreux mythes et de nombreuses croyances populaires sur la naissance des hommes de la terre, l'accouchement sur le sol, le dépôt du nouveau-né sur la terre, etc. (2). Né de la Terre, l'homme, en mourant, retourne à sa mère. «Rampe vers la terre, ta mère», s'exclame le poète védique (Rig Veda, X, 18, 10 ).

Certes, la sacralité féminine et maternelle n'était pas ignorée au paléolithique, mais la découverte de l'agriculture en augmente sensiblement la puissance. La sacralité de la vie sexuelle, en premier lieu la sexualité féminine, se confond avec l'énigme miraculeuse de la création. La parthénogénèse, le hieros gamos et l'orgie rituelle expriment, sur des plans différents, le caractère religieux de la sexualité. Un symbolisme complexe, de structure anthropocosmique, associe la femme et la sexualité aux rythmes lunaires, à la Terre (assimilée à la matrice) et à ce qu'on doit appeler le «mystère» de la végétation. Mystère qui réclame la «mort» de la semence afin de lui assurer une nouvelle naissance, d'autant plus merveilleuse qu'elle se traduit par une étonnante multiplication. L'assimilation de l'existence humaine à la vie végétative s'exprime par des images et des métaphores empruntées au drame végétal (la vie est comme la fleur des champs, etc.). Cette imagerie a nourri la poésie et la r é flexion philosophique pendant des millénaires, et elle reste «vraie» pour l'homme contemporain.

Toutes ces valeurs religieuses consécutives à l'invention de l'agriculture ont été articulées progressivement au cours des temps. Nous les avons cependant rappelées dès maintenant pour mettre en relief le caractère spécifique des créations méso­lithiques et néolithiques. Nous allons rencontrer continuelle­ment des idées religieuses, des mythologies et des scénarios rituels solidaires du «mystère» de la vie végétale. Car la créati­vité religieuse fut suscitée non pas par le phénomène empirique de l'agriculture, mais par le mystère de la naissance, de la mort et de la renaissance identifié dans le rythme de la végétation. Les crises qui mettent en danger la récolte (les inondations, les sécheresses, etc.) seront traduites, pour être comprises, acceptées et maîtrisées, en drames mythologiques. Ces mytho­logies et les scénarios rituels qui en dépendent vont dominer pendant des millénaires les civilisations du Proche-Orient. Le thème mythique des dieux qui meurent et ressuscitent, se range parmi les plus importants. En certaihs cas, ces scénarios archaï­ques donneront naissance à de nouvelles créations religieuses (par exemple, Eleusis, les Mystères gréco-orientaux ; cf. § 96).

Les cultures agricoles élaborent ce qu'on peut appeler une religion cosmique, puisque l'activité religieuse est concentrée autour du mystère central : la rénovation périodique du Monde. Tout comme l'existence humaine, les rythmes cosmiques sont exprimés en termes empruntés à la vie végétale. Le mystère de la sacralité cosmique est symbolisé dans l'Arbre du Monde. L'Univers est conçu comme un organisme qui doit être renou­velé périodiquement; en d'autres termes, chaque année. La «réalité absolue», le rajeunissement, l'immortalité sont acces­sibles à certains privilégiés sous l'espèce d'un fruit ou d'une source auprès d'un arbre (3) = . L'Arbre cosmique est censé se trouver au Centre du Monde et unit les trois régions cosmiques, car il plonge ses racines dans l'Enfer et son sommet touche le Ciel (4).

Puisque le monde doit être renouvelé périodiquement, la cosmogonie sera rituellement réitérée à l'occasion de chaque Nouvel An. Ce scénario mythico-rituel est attesté dans le Proche-Orient et chez les Indo-Iraniens. Mais on le trouve également dans les sociétés des cultivateurs primitifs, qui prolongent en quelque sorte les conceptions religieuses du néo­lithique. L'idée fondamentale — rénovation du Monde par la répétition de la cosmogonie — est certes plus ancienne, pré­agricole. On la retrouve, avec les inévitables variations, chez les Australiens et chez de nombreuses tribus de l'Amérique du Nord (5). Chez les paléocultivateurs et les agriculteurs le scénario mythico-rituel du Nouvel An comporte le retour des morts, et des cérémonies analogues survivent en Grèce clas­sique, chez les anciens Germains, au Japon, etc.

L'expérience du temps cosmique, surtout dans le cadre des travaux agricoles, finit par imposer l'idée du temps circulaire et du cycle cosmique. Puisque le monde et l'existence humaine sont valorisés en termes de la vie végétale, le cycle cosmique est conçu comme la répétition indéfinie du même rythme: naissance, mort, renaissance. Dans l'Inde post-védique, cette conception sera élaborée en deux doctrines solidaires : celle des cycles {yuga) qui se répètent à l'infini, et celle de la transmigration des âmes. D'autre part, les idées archaïques articulées autour de la rénovation périodique du Monde seront reprises, réinterprétées et intégrées dans plusieurs systèmes religieux du Proche-Orient. Les cosmologies, les eschatologies et les messianismes qui vont dominer pendant deux millénaires l'Orient et le monde méditerranéen, plongent leurs racines dans les conceptions des Néolithiques.

Également importantes ont été les valorisations religieuses de l'espace, c'est-à-dire, tout d'abord, de l'habitation et du village. Une existence sédentaire organise autrement le «monde» qu'une vie de nomade. Le «vrai monde» est, pour l'agriculteur, l'espace où il vit : la maison, le village, les champs cultivés. Le «Centre du Monde» est la place consacrée par les rituels et les prières, car c'est là que s'effectue la communication avec les Êtres surhu­mains. On ignore les significations religieuses attribuées par les Néolithiques du Proche-Orient à leurs maisons et à leurs villages. On sait seulement que, à partir d'un certain moment, ils avaient bâti des autels et des sanctuaires. Mais en Chine on peut recons­tituer le symbolisme de la maison néolithique, puisqu'il y a continuité ou analogie avec certains types d'habitations de l'Asie du Nord et du Tibet. Dans la culture néolithique du Yang- chao, il y avait de petites constructions circulaires (environ 5 m de diamètre) avec des piliers supportant le toit et s'ali­gnant autour d'un trou central qui servait de foyer. Il est pos­sible que le toit ait été pourvu d'un trou pour la fumée au- dessus du foyer. Cette maison aurait eu, en matériaux durs, la même structure que la yourte mongole de nos jours (6). Or, on connaît le symbolisme cosmologique que revêt la yourte et les tentes des populations nord-asiatiques : le Ciel est conçu comme une immense tente soutenue par un pilier central : le piquet de la tente ou l'ouverture supérieure pour l'évacuation de la fumée sont assimilés au Pilier du Monde ou au «Trou du Ciel», l'Étoile polaire(7) ; Cette ouverture est également appelée «Fenêtre du Ciel». Les Tibétains nomment l'ouverture du toit de leurs maisons «Fortune du Ciel» ou «Porte du Ciel».

Le symbolisme cosmologique de l'habitation est attesté chez de nombreuses sociétés primitives. D'une manière plus ou moins manifeste, l'habitation est considérée comme une imago mundi. Puisqu'on en trouve des exemples à tous les niveaux de culture, on ne voit pas pourquoi les premiers Néolithiques du Proche- Orient auraient fait exception, d'autant plus que c'est dans cette région que le symbolisme cosmologique de l'architecture connaîtra le plus riche développement. La séparation de l'habi­tation entre les deux sexes (coutume attestée déjà au paléoli­thique) avait probablement une signification cosmologique. Les divisions dont font preuve les villages des cultivateurs correspondent en général à une dichotomie à la fois classificatrice et rituelle : Ciel et Terre, masculin et féminin, etc., mais aussi à deux groupes rituellement antagoniques. Or, comme nous le verrons à mainte occasion, les combats rituels entre deux groupes opposés jouent un rôle important, surtout dans les scé­narios du Nouvel An. Qu'il s'agisse de la répétition d'un combat mythique, comme en Mésopotamie, ou simplement de la confrontation entre deux principes cosmogoniques (Hiver/ Été ; Jour/Nuit ; Vie/Mort), la signification profonde en est la même : la confrontation, les joutes, les combats éveillent, stimulent ou augmentent les forces créatrices de la vie(8). Cette conception bio-cosmologique, vraisemblablement élaborée par les agriculteurs néolithiques, connaîtra au cours de multiples réinterprétations, voire des déformations. Elle est difficilement reconnaissable par exemple, dans certains de dualisme religieux.

Nous ne prétendons pas avoir énuméré toutes les créations religieuses suscitées par la découverte de l'agriculture. Il nous a suffi de montrer la source commune, dans le néolithique, de quelques idées qui connaîtront leur épanouissement parfois des millénaires plus tard. Ajoutons que la diffusion de la religiosité de structure agraire a eu comme résultat, en dépit des innombrables variations et innovations, la constitution d'une certaine unité fondamentale qui, encore de nos jours, rapproche des sociétés paysannes aussi éloignées les unes des autres que celles! de la Méditerranée, de l'Inde et de la Chine.


NOTES

(1)Cf. des exemples dans Traité d'Histoire des Religions § 91 (2)CI. Traité, § ()2)86 sq ; Mythes, rives et mystères pp. 218 sq.

(3) Cf. Traité, § 99 sq.

(4) C'est l'expression la plus répandue de l'axis mundi ; mais il est probable que le symbolisme de l'axe cosmique précède - ou est indé­pendant des civilisations agricoles, puisqu'il se trouve dans certaines cul­tures arctiques.

(5) Voir des exemples dans Eliade, Aspects du mythe, pp. 58 sq. Les Australiens ne connaissent pas, à proprement parler, une cosmogonie, mais la «formation du Monde» par des Êtres surhumains équivaut à sa «création» ; cf. Religions australiennes, pp. 55 sq.

(6) R. Stein, «Architecture et pensée religieuse en Extrême-Orient», p. 168. Voir ibidem la description d'un autre type d'habitation néoli­thique chinoise : des constructions carrées ou rectangulaires, à demi souterraines, pourvues de marches descendantes.

(7) Cf. Eliade, Le chamanisme, p. 213.

(8)Cf. Eliade, «Remarques sur le dualisme religieux: dyades et polarités», dans la Nostalgie des Origines, pp. 249-336, spécialement PP- 315 sq-

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