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La Theologie de l'homme chez Vladimir Lossky
(Quelques aper c us)

Olivier Clement
Contacts , annee XXXI, 1979, p. 190- 205

 

L'homme est appele a retrouver en Christ sa verite: qui est d' etre «a l'image de Dieu». Ce sont donc l'union hypostatique du divin et de l'humain et la revelation trinitaire qui nous permettent de pressentir en lui le mystere de la personne. Parler de la personne humaine, qui devient en Christ, et par grace, humano-divine, c'est elaborer une theologie de l'homme. Il s'agit de partir de «ce que la Revelation nous dit de Dieu pour retrouver en l'homme (...) l'image divine. Ce sera une methode theologique appliquee a l'anthropologie» (1).

Dans ces perspectives, on peut dire de la personne ce que l'examen des controverses christologiques et particulierement de la lutte contre l'apollinarisme a permis a Lossky d'affirmer au sujet du Christ, dans une brillante analyse du dogme de Chalcedoine (2): la personne est meta-ontologique, elle constitue justement une irreductibilitea la nature. Le Christ est «parfait dans son humanit e», «vraiment homme», «d'une ame raisonnable et d'un corps». Pourtant rien de tout cela ne fait de lui une personne humaine, puisqu'il est une personne divine. Donc, en l'homme, image de Dieu, rien de tout cela ne constitue non plus la personne. Celle-ci n'est pas, comme le disait Boece, «substantia individua rationalis naturae », elle ne saurait se definir par aucunelement, aucune faculte, si haute soit-elle, du composehumain. Le dogme de Chalcedoine suppose, dans la consubstantialitehumaine du Christ, ce que les recherches du siecle precedent avaient soulignepour la consubstantialitedivine du Verbe: la «distinction-identite» (expression forgee par Lossky) de la personne et de la nature. Pour distinguer la personne humaine de ce qu'elle est - cette unitecomplexe du corps et de l'ame, voire la transparence de l'esprit, ce nous qu'Appolinaire supposait justement remplacedans le Christ par le Logos - «nous ne trouverons,ecrit Lossky, aucune propriete definissable (...). Dans ces conditions, il nous sera impossible de former un concept de la personne humaine et il faudra se contenter de dire: la personne signifie l'irreductibilitede l'homme a sa nature. «Irreductibilite» et non «quelque chose d'irreductible» ou «quelque chose qui rend l'homme irreductible a sa nature», justement parce qu'il ne peut s'agir ici de «quelque chose» de distinct, (...) mais de quelqu'un»» (3). Quelqu'un qui, comme les hypostases trinitaires, se distingue de sa propre nature, la depasse, la fait exister par ce depassement meme, l' «ekstasie» dans l'amour pour reprendre, dans un autre contexte, une expression heideggerienne... Et Lossky de s'approprier ici la remarque de Richard de Saint-Victor, un grand theologien latin du 13 e siecle, que seule la personne repond a la question : Qui ?, tandis que la nature releve seulement de la question : Quoi ? Ainsi, on peut dire de la personne humaine ce que Richard, tres proche des Peres grecs, disait de la Personne divine, qu'elle est «l'existence incommunicable de la nature» (4).

C'est pourquoi Lossky peut ecrire: «La personne humaine ne peut e tre exprimee par des concepts. Elle echappe a toute definition rationnelle, a toute description m e me, car toutes les proprietes par lesquelles on voudrait la caracteriser se retrouvent chez d'autres individus» (5). Les determinations genetiques, combinaison originale de proprietes transmises, les conditionnements sociologiques et psychologiques d'un individu lui viennent en quelque sorte «du dehors», se composent en puzzles instables que les sciences biologiques et humaines analysent, que les ideocraties totalitaires et la societemarchande utilisent. Ce sont les voies de l'esclavage. Mais la personne, qui n'est ni l'individu ni le «moi», est au-del a. On ne peut la deceler, dit Lossky, que dans l'unitedu corps du Christ, par une «intuition directe» (6) ou, mieux, par une «revelation» (7). La personne n'est pas de ce monde : a l'approche apophatique de Dieu correspond une approche apophatique de l'homme - Deus absconditus, homo absconditus. Il faut, dans cette demarche, depasser toute ontologie, «meme exprimee en termes d'existence» (8). L'image de Dieu ne s'identifie pas, nous l'avons vu, aux facultes superieures de l'homme. Elle est en lui un appel qui le fonde et l'aimante, un depassement de la nature qui la fait exister autrement, la source de la veritable liberte: cloues a la croix de leur nature asservie a la mort, les deux larrons crucifies a la droite et a !a gauche du Christ gardaient l'ultime libertedu blaspheme ou de la foi. L'homme en Christ, couronned'une flamme de l'Esprit, devient peu a peu une difference indicible. Mais si la personne n'est pas de «ce monde» au sens d'un reseau de passions et d'idol a tries, s'il lui faut durement s'arracher a «ce monde» de mensonge et de mort, ce n'est pas pour detruire ou abandonner sa nature creee dans laquelle elle existe et qu'elle est, c'est pour lui communiquer la grace. La distinction-identitede l'essence et de l'energie, Lossky suggere qu'elle s'applique a l'homme. Plus la personne se revele irreductible a toute saisie, f u t-elle conceptuelle, plus elle devient capable de marquer d'une maniere originale ce qui l'entoure et ce qu'elle est. Lossky utilise ici l'exemple de l'?uvre d'art : «Quand nous disons : «c'est du Mozart», ou «c'est du Rembrandt», nous nous trouvons chaque fois dans un univers personnel qui n'a sonequivalent nulle part» (9). Le genie, certes, exige un don particulier, une force exceptionnelle. Mais toute personne, si humble soit sa destinee, peut s'exprimer dans une certaine genialite, peut faire de sa vie, de certains moments de sa vie, une ? uvre d'art. Il suffit parfois d'un sourire, d'un regard, pour qu'une lumiere nouseclaire qui n'est pas celle d'ici-bas... Cet «univers personnel qui n'a sonequivalent nulle part» peut certes se presenter parfois comme la pure musique d'une interiorite: Lossky aimait trop la grande musique occidentale (qui, a la difference des musiques «traditionnelles» est parfaitement gratuite), il aimait trop la peinture abstraite (il comptait Lanskoy parmi ses amis), pour negliger ces expressions, purement ludiques souvent, d'une subjectivitequi celebre son secret. Cependant, par «univers personnel» il entendait finalement l'univers de Dieu dont chaque personne nous revele la bouleversante nouveaute. «Salut toi ! c'est- a -dire tout», comme dit Ramuz dans son admirable Salutation paysanne (10).

La nature dechueecrase l'homme et le rend esclave, le dissout dans ses impulsions anonymes ou l'emprisonne dans un de ses minuscules fragments. Par contre, dans la perspective du salut, penetree en Christ par lesenergies divines, elle devient «le contenu» de la personne, ou plutot de la communion des personnes et de leur dialogue avec Dieu. «La nature est le contenu de la personne, la personne est l'existence de la nature» : cette double definition reflete tres exactement la theologie trinitaire. La christologie aussi qui devient ici christologie de l'homme : car c'est en contemplant le Christ que nous apprenons cette maniere nouvelle de faire exister la nature, cette maniere selon l'amour, cette maniere eucharistique qui permet auxenergies divines d'eveiller dans la nature humaine desenergies correspondantes.

Vladimir Lossky aimait souligner le caractere dynamique de cette notion de nature. Notion de theologie mystique, disait-il, qui ne releve pas d'une connaissance rationnelle des e tres mais d'une ontologie de la personne, d'une ontologie du mystere. Et le mot mystere, ici, designe d'abord le sacrement, l'Eglise comme sacrement du Ressuscite dans le Saint-Esprit, la «pneumatisation» de l'humanite christique qui devient notre humanitepar le bapt e me et l'eucharistie. Notre nature tissee de mort, fourvoiement idol a trique du desir butant contre la finitude, trouve les moyens de sa liberation et de son accomplissement dans les «mysteres» de l'Eglise.

Ainsi guerie, ainsi tendue vers sa plenitude eschatologique, la nature est inseparable de la gr a ce. Nature et grace constituent une union dyadique a l'interieur d'une rencontre personnelle. L'homme comme personne depasse sa nature pour accueillir dans l'humiliteet la foi le Dieu vivant qui lui-m e me transcende sa propre transcendance pour aller chercher, jusque dans la mort et l'enfer, la «brebis perdue». Cette rencontre communique a la personne humaine la juste maniere d'user de la nature et permet a la grace de penetrer celle-ci pour la transfigurer. Alors la nature existe dans la grace, sans confusion pourtant du cree et de l'incree mais dans un dynamisme illimitee participation. Devenant «a l'image de Dieu», l'homme permet a la grace d'atteindre sa nature et d'en commencer la metamorphose Alors l'image, toujours menacee de dechoir en caricature dans le monde de la dissemblance, devient ressemblante (12). Le passage de l'image comme potentialite precaire et comme liberte fascinee par l'esclavage a l'image comme ressemblance et comme liberte liberee definit la destinee spirituelle de l'homme et le champ de son ascese: ascese de liberation du desir peu a peu arrache aux impasses, aux idoles, aux satisfactions partielles ou le plaisir joue avec la douleur, pour s'accomplir dans une vie qui, des ici-bas, par instants, se pressent ressuscitee...

 

Dans la participation a la gr a ce trinitaire, la nature se revele une pour tous les hommes. «II n'y a qu'une seule nature commune a tous les hommes, bien qu'elle nous apparaisse morcelee par le peche, divisee entre plusieurs individus. Cette unite primordiale de la nature etablie dans l'Eglise, se presentera a saint Paul sous un aspect si absolu qu'il la designera par le nom de « corps du Christ» (13). Sur ce corps devenu corps sacramentel repose l'Esprit. On a voulu systematiser, dans une perspective avant la lettre structuraliste, la pensee de Lossky (14), en lui faisant dire que l'unite restauree du genre humain serait purement christologique (un seul corps, une seule nature humaine restauree et deifiee en Christ), tandis que la diversitedes personnes releverait de la seuleeconomie de l'Esprit : les flammes de l'Esprit, a la Pentecote, et dans la Pentecote permanente d'une Eglise structuree par l'epiclese, se divisent, de sorte qu'il s'en pose une sur chaque personne pour consacrer - pour sacrer - sa singularite. C'est oublier que pour Lossky nature et personne sont inseparables et que la dialectique de l'un et du multiple se retrouve aussi bien dans l'economie du Christ que dans l'economie de l'Esprit, ou plutot dans ce que Lossky, a la fin de sa vie, appelait «l'unique economie logo-pneumatique». La deification de notre nature par le Christ ne peut se realiser qu' a l'interieur de notre rencontre personnelle avec lui. Apres l'Essai sur la theologie mystique de l'Eglise d'Orient, fondamental mais parfois schematique dans sa volonted'affirmer contre les autres confessions chretiennes l'identitede l'Orthodoxie, Lossky n'a cesse d'insister sur le theme de la «vision face a face», sur «la theoria de la Personne du Fils incarne» (15), notamment chez Symeon le Nouveau Theologien. Dans l'Essai, il opposait l'integration au Christ, caracteristique de l'approche orthodoxe a l'imitation de Jesus de la spiritualite occidentale. Plus tard, il montrait que la contemplation de Jesus, son imitation, la rencontre personnelle avec lui sont les conditions de l'integration a son Corps. «La vision face a face est une communion pour ainsi dire existentielle avec le Christ, o u chacun trouve sa plenitude, connaissant Dieu personnellement etetant personnellement connu et aimede Dieu» (16). A l'inverse, ou plutot en etroite correspondance, c'est dans la mesure ou nous existons «en Eglise», enracines dans une ontologie de communion, que chacun de nous peut recevoir la gr a ce de l'Esprit. A la Pentecote, la communaute etait reunie, tous se trouvaient «ensemble». Lossky y insiste, l'Eglise est a la fois le Corps du Christ et son Epouse (17) : l'Esprit, a la mesure non seulement de notre insertion dans le Corps, mais de son assomption par chacun, nous fait entrer dans cette plenitude nuptiale.

On ne peut donc acceder a la condition de personne qu'en devenant une existence en communion. On ne recoit la nature regeneree en Christ que dans la mesure o u on la donne. Il faut perdre sa vie pour la trouver, selon l'injonction evangelique. Ce sont les pauvres qui sont bienheureux, ce sont les humbles qui «possedent la terre», decelant les logoi des choses pour en faire offrande au Logos. Le dynamisme de la nature est un dynamisme de perichorese, d'echange des vies. En Christ alpha et omega, toute l'histoire humaine nous devient interieure, mais c'est l'histoire des personnes et chaque personne est un absolu, chaque visage a plus d'importance que le collectif et le general. Ce qui n'est pas negation de l'histoire, mais renversement de ses perspectives : ce n'est pas la personne qui est un «moment» de l'histoire, mais l'histoire qui est une dimension de la personne, la manifestation des rapports entre les personnes. Autant dire que l'histoire veritable nous echappe, car l'invisible y intervient sans cesse... Seuls les saints pressentent cette histoire du «feu» que le Christ est venu «jeter sur la terre».

L'homme dechu s'identifie a son «moi», «il s'affirme comme (...) le proprietaire d'une nature a lui qu'il oppose aux natures des autres comme son moi», lequel est en realitele resultat d'une «confusion de la personne et de la nature» (18). Le moi, c'est la nostalgie de la personne qui s'englue dans la nature dechue, fragmentee ou fusionnelle : s'englue et donc se morcele, se dedouble. Pour les premiers chretiens la dipsychia e tait une des manifestations de l'etat de peche, l'ascese brise cette «ipseite» (19), elle introduit la personne au mode christique de la nature, e tat de donation, d'offrande, d' «eucharistie». Ainsi l'unite retrouvee de la nature humaine, le theme patristique, repris par Lossky, de «l'homme unique», ne relevent pas d'une conceptualisation philosophique ou theologique: seul l'homme sanctifie peut, de son intelligence unie au c?ur, les «comprendre», parce qu'il se libere de sa «limitation individuelle pour retrouver la nature commune et realiser par la -meme sa propre personne» (20).

Cette reunification de la nature, ou plutot cette «realisation» personnelle de la nature humaine reunifiee en Christ, s'opere en effet non seulement entre les hommes, mais en chacun. La vision de l'homme de Lossky est unitaire : quand l'homme se depasse pour s'ouvrir a Dieu, un point de transparence et d'integration se forme en lui, que la Tradition appelle tantot l'esprit (le nous), tantot le c?ur, ou plutot ce «lieu de Dieu» que realise l'union de l'intelligence et du c?ur, union dont Lossky parle volontiers dans les termes d'une convergence de la luciditeet de la chaleur (21). A partir du «c ? ur-esprit», la grace, qui est a la fois lumiere et feu, paix, joie et douceur, se communique a toutes les facultes de l'homme et parfois illumine meme son corps. Lossky, dans La Vision de Dieu, a montrecomment la vision biblique de l'homme, vision unitaire, a bouleverse et remodelela conceptualite hellenique. Il a jalonne cette «longue lutte pour le depassement de la dualite du sensible et de l'intelligible, du sens et de l'intellect, de la matiere et de l'esprit» (22). Dieu transcende aussi bien l'intelligible que le sensible, il se communique aussi bien au second qu'au premier. La parente n'est pas entre le divin et l'intelligible, mais entre le caractere personnel du Dieu vivant et le caractere personnel de l'homme, entre cette liberte et cet amour qui viennent a moi dans un risque crucial et cette liberte que je peux leur opposer ou qui me permet de les accueillir dans une reponse d'amour. «Dieu se fait connaitre a l'homme entier sans qu'on puisse parler d'une vision proprement sensible ou proprement intellectuelle» (23). Il ne s'agit ni d'«une transformation de l' e tre en nous, comme chez Origene et Evagre», ni de «la mystique sensible des messaliens» (24). Il s'agit de l'affrontement et de la rencontre de la personne humaine avec le Dieu personnel, lutte avec l'ange «au-dessus de toute connaissance», «au-dessus du nous » (25). Et cette rencontre, cette union, ce nouveau mode d'existence permettent la «deification» de la nature toute entiere, comme le montre, chez certains saints, l'experience anticipee, partielle mais infiniment reelle, du corps de gloire. Lossky cite longuement a ce propos le temoignage de Motovilov sur la transfiguration de saint Seraphin de Sarov (26). Ainsi se definit une ascese o u, comme l'ecrit saint Gregoire Palamas, «les forces passionnelles (...) se trouvent non pas mises a mort mais transformees et sanctifiees» (27).

Pour Lossky la nature humaine restauree englobe l'univers entier. Dans l'Eglise, la voie des syntheses christologiques s'ouvre a l'homme, de sorte que les distinctions qui marquent le processus createur et dont la chute a fait une guerre perpetuelle s'integrent en accomplissements plus riches ou prennent place les souffrances et les creations des hommes : syntheses jalonnees par Maxime le Confesseur, et qui doivent unir le masculin et le feminin, la terre et le paradis, le sensible et l'intelligible, le monde humain et les hierarchies angeliques, enfin le cree et l'incree.

«L'homme n'est pas un e tre isoledu reste de la creation; par sa nature m e me, il est liea l'ensemble de l'univers et saint Paul temoigne que toute la creation attend la gloire future qui doit se reveler dans les fils de Dieu» (29). Vladimir Lossky aimait souligner ce «sens cosmique» (30) de la Tradition orthodoxe. Le monde est le corps de l'humanite, il s'exprime dans la «poly-hypostasite» (31) de la communion humaine. S'il peut en etre ainsi, c'est qu'il est aussi langage entre Dieu et les hommes, langage que seules d e chiffrent jusqu'au bout l'incarnation, la passion et la resurrection du Verbe. «La creation est dej a une preparation de l'Eglise qui a son commencement au paradis terrestre» (32). Le cosmos prend place dans «une histoire sacree (...) qui debute par la creation du ciel et de la terre et finit par le nouveau ciel et la nouvelle terre de l'Apocalypse» (33), c'est- a -dire par notre terre (au sens large d'univers sensible) embrasee par la nouveaute de l'Esprit. «L'univers entier est appelea entrer dans l'Eglise, a devenir l'Eglise du Christ pour e tre transforme, apres la consommation des siecles, en Royaumeeternel de Dieu» (34). Cree par et dans le Logos, «disjoint par le peche» (35), l'univers est secretement transfigureen Christ : il appartient aux saints d'ecarter la cendre du pechepour faire en quelque sorte monter a la surface du monde cette incandescence secrete. «Dans sa voie d'union avec Dieu, l'homme ne rejette pas les creatures, il rassemble dans son amour le cosmos (...) afin qu'il soit finalement restaurepar la grace» (38). L'Eglise dans sa plenitude eucharistique constitue «le fondement mystique du monde» (37). L'homme «catholique» n'est pas un microcosme, comme le pensaient les Anciens pour lesquels l'homme devait, par la mediation du monde, se resorber dans un divin impersonnel; c'est un macrocosme, une personne qui depasse et englobe l'univers pour lui communiquer la grace (38).

C'est pourquoi, pour Lossky, la cosmologie est incluse dans l'anthropologie, et non l'inverse. La chute a constitueune catastrophe cosmique, l'univers, tout en continuant de refleter «la magnificence divine» a acquis en m e me temps «un aspect nocturne» (39). «Au lieu de la plenitude divine, un gouffre meonique s'ouvre, beant, dans la creation de Dieu - les portes de l'enfer ouvertes par la volontelibre de l'homme» (40). Ainsi l'univers est introduit dans la mort, cetetat de separation spirituelle sans cesse provoque par la liberte de l'homme et par l'intrusion des «puissances des tenebres» auxquelles cette liberte a ouvert et ne cesse d'ouvrir les portes de la creation. L'opacitede la matiere, les modalites separatrices de l'espace et du temps, le fonctionnement meme de l'intelligence humaine qui oppose ou confond et s'identifie trop souvent a la volontede puissance, autant d'aspects de cette mysterieuse maladie de l'etre creee. Les «lois de la nature» sont seulement les «habitudes» (41) o u s'est figee une creation viciee par la corruption et la mort. Toutefois elles expriment aussi la misericorde et la sagesse de Dieu qui a sauve le monde d'une desagregation diluviale et permis un devenir cosmique finalisepar la «deification» - il est vrai a travers la croix. Le discours theologique, ici, ne cherche pas a contredire le discours scientifique, ni a s'adapter a lui par un concordisme facile qui ruinerait l'experience originelle du paradis et ferait de Dieu le createur de la mort. Le discours theologique est different, il est inclus dans l'existence sauvee, ressuscitee, tandis que l'investigation scientifique reste limitee par l'existence malade - pourtant mysterieusement sauvegardee - du monde dechu, et ne peut franchir ni les portas du paradis, ni celles de la resurrection. Lossky aimait citer les Peres cappadociens qui, dans leur combat contre l'intellectualisme eunomien, ont souligneque non seulement la nature divineechappe aux prises de la raison, mais m e me la nature cree e : «Notre intellect decouvre les proprietes des choses (...) dans la mesure ou ceci est necessaire a notre vie; Dieu seul connait les essences cr ee es» (42).

Si la chute revet une ampleur cosmique, c'est encore plus vrai du salut. En Christ le monde entier est transfigure, a partir meme du «gouffre meonique» ouvert par la volontetragique de l'homme et dans lequel le Christ est «descendu» pour y faireeclater sa victoire. Cette modalite transfiguree du cosmos nous atteint dans les «mysteres» de l'Eglise. Il nous appartient desormais de travailler a sa manifestation definitive en entrant dans le dynamisme eschatologique de la communion des saints. «Cette realisation de la fin derniere, par la grace de l'Esprit-Saint et la liberte humaine, est le mystere interieur a l'Eglise», c'est «l'eschatologie a l' ?uvre, le centre cache, mais absolument nouveau, par rapport auquel se developpe l'histoire du monde» (43). Et deja le Huitieme Jour s'inaugure dans une personne humaine, celle de la Mere de Dieu, c?ur de la communion des saints, c?ur du monde en voie de transfiguration (44).

Eschatologie n'est pas millenarisme : l'existence meme de l'Eglise empeche l'histoire de se refermer sur elle-meme, la blesse et la feconde a la fois d'une eternite dont chaque personne temoigne par son irreductible liberte.

On peut observer aujourd'hui que le discours scientifique, lorsqu'on le juxtapose au discours theologique, peut se faire, par places, transparent a lui. La theorie de la relativite, la conception einsteinienne de l'espace-temps, permet de comprendre que la chute, peut- e tre incluse dans le big bang «originel», soit en realite permanente, comme est devenue permanente la resurrection. Le devenir cosmique se fait par l'apparition de «systemes» de plus en plus complexes qui transforment en genese «neguen tropique» l'universelle tendance au chaos, a la desintegration, a l'entropie : le theologien voit ici la sagesse de Dieu sauvegarder et faire evoluer positivement la creation que la chute a comme retournee vers la neant. Ces «systemes» sont de purs intelligibles et Lossky justement avait attirel'attention sur la «theorie dynamique de la matiere» que l'on trouve chez Gregoire de Nysse et Maxime le Confesseur et qui «permet de concevoir des degres differents de materialite...» (45). Quant a l'evolution, on pourrait dire qu'elle s'accomplit a l'interieur de l'Homme, de sa chute, de sa recomposition, pour s'accomplir dans la resurrection du Christ qui permet l'ultime mutation de l'humain, l'apparition de «ressuscites».

«La plenitude de la divinite, l'accomplissement ultime vers lequel tendent les personnes cr ee es s'ouvre dans le Saint-Esprit» (46). Pour Lossky, le mystere de l'Esprit est celui de l'accomplissement du mode d'etre hypostatique (47) : en Dieu, de toute eternite, o u le «Troisieme» assure a la fois la plenitude trinitaire et le jaillissement desenergies «hors» de l'inaccessible essence, dans l'humaniteensuite ou l'Esprit, nous l'avons vu, consacre de l'interieur la vocation unique de chacun en meme temps que son ouverture. A la Penteco te, et dans la Pentec o te continuee des sacrements, de l'epiclese, «le Saint-Esprit se communique aux personnes, marquant chaque membre de l'Eglise d'un sceau de rapport personnel et unique avec la Trinite, devenant present dans chaque personne» (48). L'Esprit repose sur le Corps du Christ : en Christ, a sa rencontre, il «christifie» les personnes humaines, il constitue leur propre onction, les rend «pneumatophores» : grace a lui, elles sont a la fois en et avec le Christ, qui lui-m e me les conduit au Pere, les fait participer mysterieusement a sa naissanceeternelle. Le mystere de l'Esprit, son service, s'inscrivent dans cet en et dans cet avec. Pour leur permettre de confesser que Jesus est le Christ et d'invoquer «Abba, Pere», l'Esprit «s'identifie mysterieusement aux personnes humaines» (49), ou plutot, «il s'efface en tant que Personne, devant les personnes cr ee es auxquelles il approprie la gr a ce» (50). Lui-meme reste l'Inconnu «qui se manifestera dans les personnes deifiees», a la Parousie, «car la multitude des saints sera son image» (51).

L'union definitive du divin et de l'humain qui s'est realisee dans la personne du Christ, et dont les sacrements nous offrent la plenitude, doit aussi «e tre accomplie en nos personnes par le Saint-Esprit et notre liberte» (52). Chaque personne apporte une nouveauteabsolue. Cette nouveauteest celle- la meme de l'Esprit. L'Esprit nous invite a reinventer personnellement la plenitude qui nous est offerte. Dans l'Esprit, a la rencontre du Christ, chaque personne est un absolu : on ne peut donc la definir seulement par son appartenance au tout ecclesial. Elle doit assumer ce tout d'une maniere creatrice, lui donner son propre visage. L'Esprit ouvre a chaque personne les chemins de la liberte.

L'Eglise est vivante quand s'etablit une tension dynamique, une veritable reciprociteentre l'«objectivite» sacramentelle et la libertecreatrice du peuple de Dieu, du «sacerdoce royal». L'«objectivite» (53) sacramentelle (qui est en realitela vie d'une Personne) est attestee par la succession apostolique desev e ques et le sacerdoce d'ordre. La libertecreatrice du peuple de Dieu culmine dans la sainteteet le prophetisme des «hommes apostoliques» et s'exprime dans la sauvegarde consciente de la foi. Il appartient au magistere de discerner ultimement les esprits et de fixer la regle de foi, mais il ne peut le faire qu'en accord avec la conscience du peuple tout entier. La catholicitede l'Eglise se manifeste dans la difficile reconquete, contre les «pesanteurs» sociologiques, intra-mondaines, d'un mode d'existence «trinitaire» ou l'unite ontologique des personnes se fait consciente dans le libre accord des consciences. «La catholiciteest un lien rattachant l'Eglise a Dieu qui se revele a elle comme Triniteen lui conferant le mode d'existence propre a l'unidiversitedivine, un ordre de vie «a l'image de la Trinite» (54).

Reconquete difficile, laborieuse, qui demande une ascese non seulement d'effacement individuel mais de creation personnelle. «On ne reste pas dans la Tradition par une certaine inertie historique, en gardant comme une «tradition recue des Peres» tout ce qui, par la force de l'habitude, flatte une certaine sensibilitedevote» (55). Or, ne peut vivre dans la Tradition que par un effort incessant et novateur. Lossky lui-meme s'etait engage dans l'aventure d'une Orthodoxie d'expression francaise, a la fois par utilisation de formes liturgiques latines remontant a l'Eglise indivise et par traduction creatrice de la liturgie byzantine. Il avait combattu aussi pour que l'eucharistie retrouvat sa dimension communautaire, et donc pour une communion normalement hebdomadaire. A la fin de sa vie, il s'inquietait du ritualisme et de la fermeture de bien des milieux orthodoxes. Il y voyait une peur devant le risque de la liberte, un embaumement sacral de l'Evangile qui, disait-il, est la parole la plus revolutionnaire du monde. Il luttait egalement contre le pharisaisme «oriental» qui croit s'assurer le salut par l'observance rigoureuse d'une loi ecclesiastique objective, et contre le pharisa i sme «occidental», qu'il nommait avec ironie le «pharisaisme du publicain» : parti-pris de non-conformisme et de non-observance aboutissant a la destruction de toute symbolique entre l'homme et Dieu et proprement a l'aphasie des chretiens.

Car la liberteveritable n'est pas arbitraire : elle exige de chacun le depassement de ses limitations individuelles, l'enracinement sacramentel et la prise de conscience de cet enracinement, l'ouverture au grand flux de vie de la «communion des saints» inseparable de «communion aux choses saintes». «C'est le paradoxe de la catholicite: la conscience, ici, n'est pas une «conscience de soi-m e me», mais une libertevis- a -vis de soi-meme... Le mystere de la catholicite de l'Eglise se realise dans la pluralite des consciences personnelles, comme un accord d'uniteet de multiplicite, a l'image de la Sainte Trinite(...). Dans la realite ecclesiale, dans le devenir de la creation nouvelle, plusieurs consciences personnelles ne sont conscience de l'Eglise que dans la mesure ou elles cessent d'etre des «consciences de soi-meme» (56). Seules la Kenose de la charitepermet, dans cette perspective trinitaire, la perichorese des personnes, l'accord mysterieux dans la foi et l'amour.

Le dernier mot de la «theologie de l'homme» de Lossky est la «deification» : mais cette participation a l' etre meme de Dieu se fait par l'apprentissage de la maniere d'etre divine : par la contemplation de la croix. Seule la croix est «vivifiante».


Notes

(1) Essai sur la theologie mystique de l'Eglise d'Orient. Paris, 1944, p. 110.

(2) A l'image et a la ressemblance de Dieu , Paris, 1967. Ch. 6 : La

notion theologique de personne humaine , pp. 115 s.

(3) Ibid., p. 118.

(4) Cit. dans A l'image..., pp. 116. 117.

(5) Essai..., p. 52.

(6) Ibid.

(7) «Une personne ne peut e tre connue que dans une revelation» : Les starets d'Optino , in La paternite spirituelle en Russie aux 18e et 19e siecles. Bellefontaine, 1977. p. 109.

(8) A l'image..., p. 119.

(9) Essai..., p. 52.

(10) Lausanne, 1978, p. 11.

(11) Essai.., p. 119.

(12) voir Essai... Chap. 6, Image et ressemblance , pp. 109, 129.

(13) Essai..., p. 116.

(14) Georqes Florovsky, Christ and his Church, suggestions and comments, in L'Eglise et leseglises, Chevetogne 1955, t. Il, pp. 168, 169.

(15) Le probleme de la « Vision face a face» et la tradition patristique de Byzance, Studia Patristica, Berlin 1957, vol. Il, p. 524.

(16) Vision de Dieu , Neuchatel, 1962, p. 140.

(17) Essai..., pp. 188 s.

(18) Ibid. p. 117.

(19) Ibid. p. 117.

(20) Ibid. p. 123.

(21) Ibid. p. 198.

(22) Vision de Dieu , p. 135.

(23) Ibid. p. 135.

(24) Ibid. p. 136.

(25) Ibid.

(26) Essai..., pp. 225, 227.

(27) Tome hagioritique, PG 150, 1233 BD. Cit. dans Vision de Dieu , p. 136.

(28) Essai..., p. 103, 105.

(29) Essai..., p. 105.

(30) Ibid.

(31) A l'image..., p. 120.

(32) Essai..., p. 106.

(33) Ibid.

(34) Ibid. p. 108.

(35) Ibid. p. 106.

(36) Ibid.

(37) Ibid.

(38) Ibid. pp. 102, 103.

(39) Ibid. p. 128.

(40) Ibid.

(41) Ibid. p. 228.

(42) Le probleme de la « Vision face a face» , p. 523.

(43) A l'image , p. 222.

(44) Ibid.

(45) Essai , p. 98.

(46) Ibid. p. 237.

(47) v. dans Essai chap. 7, Economie du S. Esprit , pp. 154, 170.

(48) Ibid. p. 165.

(49) Ibid p. 169.

(50) Ibid.

(51) Ibid.

(52) Ibid. p. 182.

(53) Ibid.

(54) A l'Image, p. 176.

(55) Ibid. p. 153.

(56) Ibid. p. 190.

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